Depuis quelques années, la santé mentale s’impose dans le débat public et s’infiltre dans les discours de gouvernance d’entreprise. On en parle dans les réunions RH, dans les comités de direction, jusque dans les bilans RSE. Mieux : c’est devenu une cause nationale. Mais à trop vouloir s’en emparer, ne serait-elle pas devenue l’alibi parfait pour éviter les vraies questions ?
Santé mentale : un concept flou, donc pratique
L’OMS définit la santé mentale comme un état de bien-être permettant à chacun de faire face aux difficultés, de travailler de manière productive et de contribuer à la communauté. Jolie formule. Et surtout, redoutablement pratique.
Car la santé mentale n’est ni mesurable, ni objectivable. Elle va du petit coup de mou au trouble psychiatrique lourd. Ce flou sémantique autorise toutes les interprétations… et surtout toutes les récupérations. En interne, elle devient l’indicateur implicite du « bon salarié » : celui qui gère, reste positif et ne flanche pas. Résultat : la pression change de camp. Ce n’est plus l’organisation qui est questionnée, c’est l’individu qui est suspecté de fragilité.
Une obsession de façade… pour éviter les procès
Les entreprises se ruent sur le sujet pour de bonnes (et moins bonnes) raisons. Officiellement : pour le bien-être des salariés. Officieusement : pour limiter les risques. Juridiques, réputationnels, sociaux.
Le vrai sujet est là : il faut éviter le scandale, le burnout visible, le suicide qui éclabousse. D’où la multiplication des cellules d’écoute, des coachs, des applis de méditation. C’est l’ère du bien-être clé en main, externalisé, sans impact réel sur l’organisation du travail. On gère les symptômes, pas les causes.
Derrière les discours, une individualisation rampante
Le salarié est sommé de devenir résilient, adaptable, autonome émotionnellement. C’est la nouvelle injonction douce. Le mal-être devient une affaire privée, un problème de coping, pas un symptôme du travail.
Ce glissement sémantique est stratégique. Il permet d’éviter les sujets qui fâchent : surcharge de travail, management toxique, perte de sens, précarisation. La souffrance devient une variable d’ajustement personnelle.
Le bien-être, dernier avatar de la performance
Le comble ? Ce nouveau mantra du bien-être devient une arme RH au service de la marque employeur. On installe des babyfoots, des bulles zen, des séminaires pleine conscience. Et on continue à serrer la vis sur les résultats. Burn-out, bore-out, brown-out : ces pathologies du travail moderne explosent dans un silence organisé. On les traite comme anomalies individuelles, jamais comme symptômes collectifs.
Ce que le vernis "santé mentale" cache vraiment
La mise en scène du bien-être occulte l’essentiel. À savoir :
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Une organisation du travail souvent délétère : reporting permanent, injonctions contradictoires, autonomie de façade.
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Des logiques économiques court-termistes : rationalisation extrême, externalisation, précarité.
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Un pouvoir managérial rarement questionné : harcèlement, arbitraire, infantilisation.
La santé mentale, dans ce contexte, n’est plus qu’un paravent. On médicalise un problème social. On psychologise des tensions politiques. On anesthésie les revendications collectives.
Sortir du piège : repolitiser le travail
Il est temps de reprendre le problème à la racine.
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Commencer par le réel : analyser les situations concrètes de travail, ce qui empêche de bien faire, ce qui use.
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Redonner du collectif : recréer des espaces d’entraide, de parole, de régulation.
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Changer de logiciel RH : faire des DRH des architectes du travail, pas des urgentistes psychologiques.
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Renforcer la démocratie au travail : redonner du poids aux IRP, partager les décisions organisationnelles.
Conclusion : assez de poudre aux yeux
La santé mentale mérite mieux que d’être un mot-valise ou un outil de com’. Pour qu’elle devienne un véritable levier de transformation, il faut réintroduire du sens, du pouvoir d’agir, et surtout du collectif dans le travail. Ce n’est qu’à ce prix que les salariés iront mieux. Pas grâce à une énième application de méditation sponsorisée par la direction.